BASES NEURALES DU BEGAIEMENT


Plus personne aujourd’hui ne connait Louis Jouvet. Il est portant un des grands comédiens français des années 30 et 40. Il a joué dans de nombreuses pièces de théâtre et films. Sa particularité ? Il était bègue.

Imaginez la scène suivante : vous assistez à une discussion –très intéressante- et tout à coup, une bonne blague vous vient à l’esprit. Vous attendez que votre tour vienne avant de sortir cette remarque tordante. En attendant, vous la tournez dans votre esprit pour la sortir de la manière la plus drôle possible. Enfin un léger silence dans la conversation : lancez-vous ! Vous prenez votre inspiration, ouvrez la bouche… Et là... Aucun son n’en sort. Votre phrase reste désespérément bloquée sur ce premier mot, au fond de votre gorge. Rien à faire.

Le ministère de la santé le définit comme «un trouble de l'expression verbale affectant le rythme de la parole en présence d'un interlocuteur», l’OMS le range dans la case « trouble émotionnel et comportemental ». La réalité est que, bien souvent, le bégaiement se manifeste dans l’interaction, dans la discussion. Lorsqu’un bègue chante, imite ou joue un personnage, il n’accrochera pas ou peu les mots.

Alors, le bégaiement, purement psychologique ?



Les nouvelles techniques d’imagerie, les recherches menées ces dernières décennies ont permis d’en savoir plus sur ce handicap, et de pouvoir le définir comme un trouble neuro-développemental. Ces recherches, qui permettent de mieux discerner aujourd’hui les mécanismes qui sous-tendent le bégaiement, sont prometteuses. Elles restent cependant encore très éloignées de la routine clinique.

Mais avant de parler des bases neurologiques du bégaiement, il faut tout d’abord comprendre comment s’élabore le langage dans nos cervelles. Il fait intervenir un certains nombres de structures très importantes, chacune ayant un rôle déterminant. 





Il faut tout d’abord élaborer mentalement la phrase que l’on veut prononcer, au niveau de l’aire de Broca, dans le lobe préfrontal. Une fois cette étape passée, il faut élaborer le programme moteur articulatoire qui va permettre de la prononcer : ça, c’est le job des régions pré-motrices et de l’AMS (Aire Motrice Supplémentaire). Enfin, donner l’ordre aux muscles phonatoires, aux cordes vocales et aux muscles buccaux, dans le bon tempo, pour parler : ces ordres ont pour origine l’aire motrice (précentrale). Ces structures sont nécessaires. Mais pas suffisantes. Car notre cerveau a besoin de vérifier que les paroles prononcées correspondent bien à ce que l’on avait prévu à l’origine : d’où l’implication du cortex auditif, et plus particulièrement de l’aire de Wernicke et le gyrus supramarginal, dans la parole. Il faut aussi noter l’action importante des ganglions de la base (comme le putamen ; flèche rouge) et du cervelet dans la production d’un langage compréhensible : ce sont eux qui vont corriger les petites erreurs du programme moteur du langage. Si vous voulez avoir une idée de la contribution du cervelet dans la parole, enregistrez-vous en train de parler en soirée, après avoir bu un verre de trop !

Bien entendu, la communication entre ces différentes régions, grâce aux axones formant les faisceaux de substance blanche (SB), est capitale pour être capable de parler. Notamment les connexions qui relient les zones motrices frontales et les aires auditives situées plus à l’arrière du cerveau dans le rôle de contrôle (ou feedback) de l’exécution de la parole.
Enfin, il faut avoir en tête que les 2 hémisphères ne jouent pas un rôle égal dans la production du langage : on parle de latéralisation cérébrale. Ici, c’est l’hémisphère gauche qui gère !

Parce que le bégaiement touche initialement des enfants, il affecte des structures cérébrales qui sont encore immatures. La maturation de ces structures est particulièrement intense au début de la vie, et continue jusqu’à la fin de l’adolescence. L’asymétrie des hémisphères se met en place, la myélinisation des faisceaux de SB aussi, ce qui permet aux différentes aires cérébrales de communiquer. Cette maturation se fait aussi de manière différente entre filles et garçons. Et notamment pour les régions dont nous avons parlé, celles du langage. Ainsi les filles ont un cortex temporo-pariétal plus épais, et donc un support pour les fonctions langagières plus développé que les garçons, ce qui est consistent avec les données épidémiologiques sur le bégaiement : les garçons sont plus touchés que les filles. Cette différence pourrait être liée à l’action des hormones sexuelles féminines, qui on le sait, favorise les connexions cérébrales.

Imaginez désormais que vous scannez le cerveau d’un adulte bègue grâce à une IRM fonctionnelle, qui permet d’étudier le fonctionnement du cerveau in vivo. Vous y verriez sûrement une activation bien trop importante du cervelet. Est-ce une des causes du bégaiement ? En fait non : il s’agit d’une adaptation de la personne en question. Le cervelet ayant pour rôle de corriger les erreurs du programme du langage, il s’est adapté, entraîné, chez cet adulte qui bégaye depuis son enfance. C'est une des difficultés majeures des études sur le bégaiement : chez l’adulte, il est très difficile de faire la part des choses entre les causes et les conséquences du bégaiement sur le fonctionnement cérébral. D’où la nécessité, pour bien comprendre les mécanismes sous-jacents, d’effectuer ces études sur des enfants. Mais cela est beaucoup plus compliqué.

Une des premières altérations trouvées est une anomalie de la SB au niveau du faisceau arqué, un axe majeur des fibres blanches reliant l’avant (élaboration et envoi des ordres moteurs articulatoires) et l’arrière du cerveau (cortex auditif responsable du feedback). Les systèmes effecteurs (moteurs) et sensitifs sont déphasés : la parole est imparfaite.
Ces anomalies de la SB empêchent une bonne coopération entre les différentes aires cérébrales : le système sature, la parole n’est plus fluide.
Ces différences touchent aussi le cortex cérébral : des chercheurs ont comparé le volume de différentes régions du cortex entre des enfants sains et des enfants bègues. Résultats : les bègues ont un cortex plus petit au niveau des régions frontales et au niveau du putamen. Au contraire, ils ont un cortex plus gros au niveau de l’opercule rolandique droit et du lobe temporal supérieur droit. Ces dernières données peuvent s’expliquer : les connexions et aires cérébrales gauches fonctionnant moins bien, le cerveau cherche à compenser avec l’hémisphère droit, et développe les régions correspondantes. Cette compensation de l’hémisphère gauche par le droit n’est pas encore effective chez l’enfant, et se développe chez les adultes qui continuent de bégayer (un grand nombre d’enfants bégayent uniquement pendant l’enfance, et ont une diction normale en étant adulte). Ainsi chez ces adultes, l’asymétrie que l’on observe pour le langage (latéralisé à gauche normalement) disparaît, et est traité à la fois à gauche, et à droite. Des études menées chez l’adulte montrent une augmentation de la taille du corps calleux, un énorme faisceau de SB qui relie nos deux hémisphères, montrant le plus grand dialogue entre les 2 hémisphères chez les bègues.

Toutes ces anomalies anatomiques reflètent le mauvais fonctionnement des zones auditives, motrices, et cognitives du cerveau, ainsi qu’une bonne communication entre elles, entraînant une désorganisation de l’élaboration ou de l’exécution de la parole.

Mais on peut aussi analyser les différences cérébrales par des techniques d’imagerie dite « fonctionnelle », qui analysent le fonctionnement du cerveau in vivo. Ces techniques regroupent notamment l’électroencéphalogramme (ou EEG), qui analyse l’activité électrique du cerveau (les neurones communiquant grâce à de très faibles courants électriques, appelés potentiels d’action), le magnétoencéphalogramme (MEG) qui enregistre l’activité magnétique du cerveau (elle aussi liée aux potentiels d’action) et l’incontournable IRM fonctionnelle (IRMf), qui mesure la perfusion cérébrale.



Certaines études se sont intéressées à la capacité de reconnaître les rimes chez les enfants bègues. Il en ressort que les enfants bègues sont moins précis dans cette tâche que les enfants contrôles. Durant cette expérience, un EEG enregistrait l’activité cérébrale des enfants, montrant une différence de traitement cognitif entre les deux enfants. Notamment, dans le groupe contrôle, l’hémisphère gauche (siège normal du langage) est activé avant le droit, alors que c’est l’hémisphère droit qui est activé en premier chez les enfants bègues.

Un autre type de méthode est très intéressant pour analyser les connexions fonctionnelles et anatomiques entre les différentes régions cérébrales (en gros, pour déterminer quelles régions parlent à quelles autres) : l’IRMf de repos. Une étude a ainsi montré 2 anomalies de connexion dans le cerveau de personnes bègues : l’une dans le circuit cortex frontal inférieur (IFG)-cortex moteur-cortex temporal supérieur (STG ; connexions motrices-auditives) et l’autre dans le circuit AMS-putamen. Ces anomalies ont 2 conséquences : le déficit de programmation et d’exécution du programme moteur du langage d’une part, et l’initiation de la production du langage d’autre part. Une autre découverte intéressante de cette étude est la mise en évidence d’une différence entre filles et garçons : ainsi, seulement ces derniers possèdent une anomalie du circuit IFG-CM-STG, les anomalies du circuit AMS-Putamen concernant les deux sexes de la même manière. Les filles guérissant généralement du bégaiement avec l'âge, on peut supposer que les anomalies du circuit AMS-putamen peuvent se corriger, ou tout du moins être compensées, chose qui semble plus aléatoire pour le circuit IFG-STG masculin.

La connaissance toujours plus précise des mécanismes qui sous-tendent le bégaiement est d’un très grand intérêt pour le traitement des malades, qui sera bientôt de plus en plus personnalisé. Elle nous encourage à prendre en charge le plus tôt possible ce trouble du langage, pendant que le cerveau de l’enfant est encore malléable. On peut aussi imaginer que dans le futur, l’imagerie cérébrale pourrait aider le médecin à distinguer l'enfant guérira de lui-même, et celui qui nécessitera une thérapie, adaptée au pattern qu’il exprime.

Outre ces petites anomalies développementales, le bégaiement peut aussi être causé par une détérioration du tissu cérébral, lors d’un AVC par exemple. Il y a de nombreux exemples de patients qui, après un AVC touchant le thalamus, le putamen ou le striatum, ont un bégaiement comme séquelle. C’est aussi un symptôme que l’on peut retrouver dans la maladie de Parkinson. D’ailleurs, certains chercheurs mettent en cause la dopamine dans certains cas de bégaiement. Ils ont en effet mis en évidence un polymorphisme génétique particulier chez des personnes bègues au niveau d’un gène, DRD2, qui induirait un état de surplus de dopamine. C’est encore une théorie controversée, car d’autres études n’ont pas montré de différence de fluence verbale entre hautes et basses concentration dopaminergique dans le cerveau de patients parkinsoniens.

Bien sûr, les résultats présentés dans cet article ne sont pas là pour affirmer une origine neurologique exclusive. Le bégaiement est multifactoriel et ce serait une erreur de le réduire à une anomalie cérébrale. Focaliser la thérapie sur une unique étiologie est dangereux. Il est nécessaire d’inclure tous les facteurs psychologiques, orthophoniques, neurologiques.


Le bégaiement n’est pas un détail. C’est un handicap qui est à l’origine de difficultés psychologiques, sociales et professionnelles. Mais ce n’est pas une fatalité. Nous comprenons de mieux en mieux les origines de ce handicap, et nous pouvons mettre en œuvre des thérapies adaptées afin de permettre aux patients de retrouver une élocution normale.


Sources :
- A review of brain circuitries involved in stuttering, Anna Craig-McQuaide et al. Frontiers in Human Neuroscience, nov 2008
Research Updates in Neuroimaging Studies of Children Who Stutter, Soo-Eun Chang, Seminars in speech and langage, nov 2014.