UNE HISTOIRE DE PETITS CHATS...

Ah, ces petits chats, ces petites fripouilles, boules de poils qu’on ne peut s’empêcher de caresser… Ces petites vidéos trop mimi dont on ne peut que s’extasier en les regardant… Des images respirant la tendresse…


Le chat est notre plus proche compagnon… Mais les relations (félines) avec l’Homme sont  parfois un petit peu plus… conflictuelles.

Le chercheur est parfois cruel, mais toujours égalitaire. Ainsi, si la souris est l’animal de laboratoire par excellence, il n’y a aucune raison que son plus grand prédateur (après le chercheur en question) n’en soit pas un non plus.


Voici une étude réalisée en 1970, sur un groupe de petits chatons venant tout juste de naître.

Colin Blackemore et son collègue Grahame Cooper ont étudié la plasticité cérébrale chez de pauvres chatons, au niveau du cortex visuel (occipital).

Leur question est tout simple : si un chaton n’a jamais vu de ligne verticale pendant ses premiers mois de vie, est-il capable d’en reconnaître à l’âge adulte ?

Pour y répondre, ils ont mis en place un protocole très simple… Et tout de même un petit peu cruel pour ces pauvres bêtes : elles ont tout d’abord été placées dans l’obscurité complète durant leurs 2 premières semaines de vie, histoire qu’elles puissent grandir un petit peu sans aucun biais visuel.

Une fois ces 14 jours passés, ils placent ces chatons dans une cage où ne sont présentes que des lignes horizontales. Lorsqu’ils ne sont pas dans cette cage, les chercheurs les remettent dans le noir total. Naturellement, il s’agit d’une cage cylindrique pour gommer toute arrête verticale. Aussi, afin qu’ils ne puissent pas voir leur propre corps (imaginez qu’ils soient rayés !), ils portent une collerette qui restreint leur champs de vision. Ainsi, les chats passent leurs journées assis, sans bouger la plupart du temps, devant leur monde de lignes…


Cette nouvelle phase dure 5 mois : c’est la période qui a été définie comme critique pour le développement visuel chez le chat (d’autres chercheurs s’étaient eux aussi « amusés » avec ce genre de manipulations pour le découvrir).

Vient ensuite une première phase de test, pendant laquelle les chercheurs observent comment les chats se débrouillent dans une pièce banale : des chaises, des tables, des meubles. Comme on peut l’imaginer, les chats sont extrêmement désorientés : au départ complètement ineptes, ils semblent ensuite se diriger uniquement par le toucher, et n’ont pas de réaction de fuite lorsqu’on tente de leur faire peur. Ils n’arrêtent pas de se cogner dans les pieds de la table, et essayent d’attraper des objets… Qui sont à l’autre bout de la pièce.

Heureusement ils progressent rapidement et se débrouillent bien mieux après quelques jours dans ce nouvel environnement. Néanmoins, leurs réactions sont toujours anormales dans certaines circonstances : ils ne jouent pas comme les autres chats lorsqu’on les stimule avec un bâton, et ne cherchent pas à fuir lorsqu’on approche d’eux une plaque de plexiglas rayée (verticalement). Lorsqu’on approche d’eux une plaque rayée horizontalement, c’est tout naturellement qu’ils bougent leurs fesses pour l’éviter.

Comme si ces chats étaient devenus aveugles aux lignes verticales… Ils ne jouent pas avec le bâton, n’évitent pas les rayures de la plaque de plexiglas, ne voient pas les pieds de la table…

Pour déterminer ce qu’il se passe dans le cerveau de ces chats, Blackemore et Cooper leur placent de longues électrodes dans le cortex occipital pour enregistrer les réponses des neurones à différents stimuli visuels. Ils leur présentent des lignes de toutes orientations, et mesurent à quel moment les neurones déchargent le plus.

Normalement, il existe dans le cortex visuel des neurones codant toutes sortes de motifs, et en particulier l’orientation des lignes : chaque orientation est codée par une petite assemblée de neurones spécifiques.

Et ici, aucun des neurones enregistrés ne répond aux lignes verticales. Le cortex visuel de ces chats est totalement incapable de décoder une ligne verticale dans leur champ de vision. Ils sont vraiment aveugles aux lignes verticales !

Il n’y a pas d’atrophie du cortex occipital, pas de « silence neuronal » : il ne s’agit pas d’un manque de neurones visuel. Simplement, les neurones n’ont pas appris à coder les lignes verticales dans leur « jeunesse », et sont désormais incapables de les distinguer ! Passé les 5 premiers mois de vie, le cortex visuel du chat est incapable d’apprendre à décoder les lignes verticales.

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus de plasticité cérébrale après cette période : les progrès des chats dans l’environnement « normal » de la pièce le prouvent. Cela pourrait rendre compte de mécanismes de compensation par le cerveau, qui s’adapte à ce handicap.

Vous me direz, aucun intérêt à cet article, si ce n’est de raconter une vision malsaine de maltraitance de pauvres chatons.

Sauf que cet article est riche d’enseignement à propos de ce qu’il se passe dans le cerveau de nouveau-nés... humains, cette fois.



Le nouveau-né est un grand myope, qui ne possède pas de vision binoculaire : d’une part il voit tout flou, et d’autre part il n’a pas de vision en profondeur.

Cette vision binoculaire, responsable de la vision en profondeur, se met en place vers 4-5 ans avec le développement du réflexe psycho-optique de fusion : le cerveau devient alors capable de mixer les 2 images légèrement différentes qui parviennent aux 2 yeux pour n’en former qu’une seule.

L’Homme n’est pas fondamentalement différent du chat, et notre cortex occipital est tout autant sensible aux premières expériences visuelles pour son développement. Ainsi, il se développera mal si les premières expériences visuelles sont anormales.

C’est particulièrement vrai pour le strabisme (le fait de loucher) : 2 images très différentes s’impriment sur la rétine et rendent impossible le réflexe psycho-optique dans le cerveau. Cela peut avoir de graves conséquences, comme la perte définitive de la vision binoculaire ou l’amblyopie : le cerveau « ignore » un des deux yeux pour avoir une image cohérente du monde environnant.

Cela explique le traitement très précoce que cherche à instaurer l’ophtalmo dans ce genre de situation : après 5-6 ans, il sera trop tard pour corriger le tir et le déficit sera définitif…

Le traitement consiste souvent à occlure l’œil sain (ou un œil sur deux si les deux sont pathologiques) pour forcer le cerveau à s’habituer à traiter les informations y parvenant. Il peut aussi consister en une correction chirurgicale du strabisme pour rétablir une vision normale. 





Sources :
- Collège des ophtalmologistes universitaire de France, Elsevier Masson 2014
- Development of the brain depends on the visual environment, Blakemore and Cooper, Nature 1970