LA BOMBE ATOMIQUE A PARFOIS DU BON (en tout cas en neurosciences)

L’hippocampe est une structure située profondément dans le cerveau. Nous en avons 2, un dans chaque lobe temporal. Il prend son nom de sa forme repliée qui le fait ressembler au « cheval des mers ». Cette région du cortex est absolument capitale pour notre mémoire, particulièrement dans l’acquisition de nouveaux souvenirs.

L'hippocampe (en rouge) est une structure profonde située à la face
interne des lobes temporaux. 
Cela nous amène à la terrible histoire du « patient H.M. ». Cet homme souffrait depuis son enfance d’épilepsie très grave, dont le foyer –c’est-à-dire le point de départ de la crise- était situé précisément dans ses hippocampes. Après 17 ans de maladie, en 1957, un neurochirurgien prit la décision de retirer ces foyers épileptiques –et donc les deux hippocampes.

A son réveil, HM avait oublié les 3 dernières années de sa vie. Pire, il était désormais incapable d’acquérir de nouveaux souvenirs ! Il pouvait vous croiser 15 fois dans la même journée, 15 fois il vous serrait la main en vous disant bonjour…

Le cas HM fut l’un des plus fameux de la neurologie au 20ème siècle. Son syndrome amnésique fut étudié pendant des décennies par les scientifiques, et c’est de lui que l’on tien l’immense majorité des connaissances sur la mémoire humaine.

Son histoire remplit des livres entiers, et mérite un article à part entière.


Portrait de Henri Molaison, le fameux patient 'HM'.

Dans le ventre de la mère, les différents organes du fœtus se mettent en place, s’organisent, deviennent fonctionnels. Parmi eux, le cerveau est le siège de processus essentiels à son bon développement. On observe une création massive de neurones à partir de cellules souches : c’est la neurogenèse. Ces neurones vont ensuite migrer pour trouver leur place au sein du cortex en formation. Une fois au bon endroit, les jeunes neurones vont créer des connections -les synapses- avec leurs voisins. Ce processus, appelé synaptogenèse, commence durant la vie fœtale, devient massive durant les premiers mois de vie, et persiste ensuite tout au long de la vie. C’est ce processus qui est à l’origine de l’incroyable plasticité de notre cerveau.

On a longtemps cru que la neurogenèse avait uniquement lieu pendant la vie fœtale et était inexistante à l’âge adulte chez l’Homme.

Nous avons cependant vu dans le précédent billet qu’un tel phénomène avait été mis en évidence chez des canaris mâles adultes : une équipe de chercheurs avait observé 2 grandes phases de neurogenèse chaque année, qui permettait au mâle de développer son chant unique destiné à séduire l’oiselle pendant la saison des amours.


Pour montrer cela, les chercheurs avaient injecté de la thymidine tritiée, un marqueur radioactif s’incorporant spécifiquement dans les cellules en division.

Si certains chercheurs ont une approche éthique particulière en ce qui concerne certaines expériences –en particulier pour les petits chatons-, il reste qu’il est totalement inconcevable d’injecter à des humains de la thymidine tritiée pour le simple plaisir dudit chercheur, la radioactivité et l’ADN ne faisant généralement pas bon ménage…

La question est donc : Comment mettre en évidence le processus de neurogenèse chez les adultes humains ?



C’est là que Staline, Roosevelt, Churchill et compagnie nous viennent en aide.


1945 : conférence de Yalta entre Churchill, Roosevelt, Staline et...
Encore lui ???
Pendant la guerre froide, le monde a connu, durant les années 50-60 une véritable course à l’armement entre les 2 superpuissances de l’époque, les Etats-Unis et l’URSS. Chacun voulait le meilleur missile, les meilleurs avions, la meilleure bombe atomique.

Entre 1955 et 1963, les tests atomiques furent extrêmement nombreux, ayant en particulier pour conséquence une augmentation phénoménale du taux de carbone 14 (14C) dans l’atmosphère.


Evolution de la concentration en Carbone 14 au cours du temps.
On observe une augmentation massive et anormale à partir de 1955, date de début
des essais nucléaires.

Nous venons de trouver notre marqueur radioactif !


Une équipe suédoise eu l’idée à la fois géniale et saugrenue d’utiliser ce 14C pour déterminer la date de naissance des neurones de l’hippocampe.

Leur raisonnement est le suivant : après qu’il ait réagit avec l’O2 pour former du CO2, les plantes absorbent, grâce à la photosynthèse, le 14C atmosphérique. La chaîne alimentaire étant ce qu’elle est, nous nous trouvons à ingérer ces plantes : la concentration de notre corps en 14C est donc constamment le miroir de la concentration en 14C de notre environnement, et en particulier de l’atmosphère. Ce 14C présent dans notre corps est finalement intégré dans notre propre génome lorsque nos cellules se divisent. La concentration de 14C dans l’ADN d’une cellule est donc le reflet de la concentration de 14C à l’instant précis où elle est née.

Il est ainsi possible de déterminer la date de naissance et l’âge d’une population de cellules. D’une population de neurones.

Les chercheurs se sont donc mis à collecter les hippocampes de personnes décédées, lors de leur autopsie. Ils purent rassembler des échantillons provenant d’individus très hétérogènes, le plus jeune ayant 19 ans et le plus vieux 92 ans.

La première étape fut de séparer, au sein des hippocampes collectés, les neurones des autres cellules. Le cerveau n’est pas uniquement constitué de neurones, mais aussi d’une multitude d’autres cellules nécessaires au bon fonctionnement cérébral. Citons par exemple les astrocytes qui apportent le glucose au neurone ou les oligodendrocytes qui entourent les axones de leur myéline.

Les chercheurs purent ensuite comparer la concentration en 14C des hippocampes aux relevés annuels atmosphériques.

Si la neurogenèse hippocampique avait uniquement lieu pendant la vie fœtale, et était inexistante à l’âge adulte, on devrait mesurer dans les neurones de l’hippocampe des concentrations en 14C égales aux concentrations atmosphériques de l'année de naissance de l'individu.

Or, les chercheurs observèrent une discordance chez les sujets entre la concentration en 14C de leur hippocampe et la concentration atmosphérique en 14C relevée à leur année de naissance : les neurones étudiés avaient donc été créés plus tard, à l’âge adulte. La neurogenèse n’est pas cantonnée à la vie fœtale !

Elle est de plus conservée jusqu’à un âge relativement avancé. Le patient le plus vieux, décédé à 92 ans, en avait 42 lors du début des essais nucléaires en 1955. Or, la concentration en 14C de ses neurones hippocampiques était bien trop élevée pour qu’ils proviennent de son enfance. Le taux observé ne pouvait s’expliquer que si des neurones avaient été créés pendant/après le début des essais nucléaires. La neurogenèse persiste donc au moins jusqu’à 42 ans !

Si certains neurones naissent, cela veut dire que d’autres meurent. Pour équilibrer la balance. La neurogenèse permet de renouveler, de remplacer les neurones disparus. Tous les neurones de l’hippocampe ne sont pas soumis à ce turn-over. On peut individualiser 2 populations de neurones : d’une part, une dont tous les neurones ou presque sont renouvelés régulièrement, et d’autre part une population de neurones qui persistent tout au long de la vie et au sein de laquelle il n’existe pas de neurogenèse.

Grâce à une modélisation mathématique (que je serais bien incapable d’expliquer ni même de décrire), les chercheurs ont pu déterminer que la proportion de neurones hippocampaux renouvelés avoisinait les 35%. Ces 35% ne sont pas disséminés de manière homogène dans l’hippocampe mais sont concentrés dans une sous-structure appelée le gyrus denté. Pour être tout à fait exact, c’est la totalité des neurones du gyrus dentés qui sont soumis à ce turn-over.

Le gyrus denté est l’une des structures hippocampiques les plus importantes : il s’agit de la porte d’entrée de l’hippocampe et donc de notre mémoire. On dit souvent de l’hippocampe qu’il est le péage de l’autoroute de nos souvenirs. Si c’est le cas le gyrus denté en est certainement la barrière !

En plus d’avoir démontré l’existence de la neurogenèse chez l’adulte –qui était déjà connue en réalité avant cette étude-, l’équipe suédoise s’est attachée à quantifier cette production neuronale. Toujours grâce à leur modèle mathématique, ils estiment que 700 neurones sont renouvelés chaque jour dans nos gyrus dentés. Cela représente un turn-over de 1,75% de ses neurones chaque année.

1,75% des neurones de nos gyrus dentés, structures capitales pour notre mémoire, sont remplacés tous les ans par de nouveaux neurones, qui forment ensuite leurs propres nouvelles synapses.

Si l’on extrapole, cela veut dire qu’au cours d’une vie, la totalité des neurones de nos gyrus dentés sont renouvelés au moins une fois.

Il est stupéfiant de constater que notre mémoire, cette faculté qui supporte nos souvenirs les plus intimes et donne ce sentiment si fort de continuité à notre « moi » ; il est stupéfiant de voir que cette mémoire repose sur des structures ô combien changeantes et variables dans le temps.

La mémoire, ou changer pour rester soi-même.




SOURCES :
- Spalding, K. L., Bergmann, O., Alkass, K., Bernard, S., Salehpour, M., Huttner, H. B., ... & Possnert, G. (2013). Dynamics of hippocampal neurogenesis in adult humans. Cell153(6), 1219-1227.
http://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a_07/a_07_cl/a_07_cl_tra/a_07_cl_tra.html
- http://lecerveau.mcgill.ca/flash/i/i_07/i_07_p/i_07_p_oub/i_07_p_oub.html